Voici une sélection d’extraits de mon mémoire de Maîtrise en arts plastiques rédigé en 1998-2000. J’y décrivais des liens entre des artistes et des auteurs apparemment séparés mais qui, sous l’angle de ce mémoire, me semblaient constituer en réalité un jeune champ de recherches. La notion d’inframince de Marcel Duchamp y croisait le Je-ne-sais-quoi et le Presque rien de Vladimir Jankélévitch, les Tropismes de Nathalie Sarraute, le Punctum de Roland Barthes, les observations fines de Jacques Tati, d’Alfred Hitchcock, les plasticiens Gabriel Orozco, Didier Courbot, Joachim Mogarra et la paresse de Gaston Lagaffe… Je le reproduis ici malgré ses lacunes (veuillez en excuser l’étudiant de 22 ans qui l’a entrepris, à une époque où internet n’était d’aucune aide).


Pour une présentation très résumée, cliquez ici.

La partie « DIRE » est le mémoire écrit. Elle est précédée et suivie de deux parties visuelles intitulées « VOIR ».

Université de Paris I
U.F.R. d’Arts Plastiques et Sciences de l’Art
Maîtrise d’Arts Plastiques
Étudiant : de Manassein Frédéric
Titre : Voir : les interpellants (et la pensée 1+2 avec et par images)
Date : Septembre 2000
Directeur de recherche : Dupré Michel

PLAN

I. VOIR
– interpellants
– interpellants aidés
– Actions réfléchissantes
– Penser (1+2) avec et par images

II. DIRE
A. APPRENDRE A VOIR
– Problématique
– Pourquoi apprendre à voir ?
– Voir : un style de pensée
– Le silence des objets
– Fantômes picturaux
– Voir quoi ? Voir comment ?
– Apprendre comment ? (Aperçu de l’axe)
– Définir un champ

B. LES INTERPELLANTS
– Introduction
– Installations dans le champ de photographies

1. Les  » interpellants  » : définition
– L’anecdotique
– interpellants sociaux
– Seulement un lieu théorique
– interpellants aidés
– Dans quels cas y a-t-il un intérêt à photographier un interpellant ?

2. Quelle histoire pour les interpellants ?
(Les punctum des tropismes ont un je-ne-sais-quoi d’inframince… qui m’interpelle)
– Le punctum
– Les tropismes
– Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien
– Inframince
– La paresse et l’invention
– Jacques Tati
– L’humour
Bonhommes de neige
– À propos d’images récentes (La transfiguration du banal)
– Alfred Hitchcock
– Gabriel Orozco

3. Mes outils
– Les cordes
Prétexte pour s’arrêter
La corde et l’interpellant
Les « à côtés » de la corde

– Le stylo-pinceau

interpellant et athéisme

FIN-OUVERTURE

III. VOIR (cordes)


I. VOIR

INTERPELLANTS

Détail, 1998.

INTERPELLANTS AIDÉS

Entre « goutte » et « flaque », entre les mots. 1998 ou 1999.
Interlellants aidés, 1998.
Soleil dans la main, 1998-1999.

ACTIONS RÉFLÉCHISSANTES

Fenêtre sur buée, 1998 ou 1999.
Installation de pages de livres sur graffitis, 1998. Espacées et collées sur la tranches, les pages laissent les graffitis visibles quand on est en face et s’agitent régulièrement au vent sous une fenêtre cassée.
(Même installation, le soir)

PENSER (1+2) AVEC ET PAR IMAGES

BD non narrative réfléchissant à partir de pratiques in situ, 1998. (avec des citations de J. Dubuffet, P. Reverdy via J.-L. Godard et A. Malraux)

1. APPRENDRE A VOIR

« […]Et sous l’apparence, je suis tenté de dire sous le déguisement, d’un membre de la race humaine, l’individu est en fait tout à fait seul et unique et les caractéristiques communes à tous les individus pris en masse n’ont aucun rapport avec l’explosion solitaire d’un individu livré à lui-même. […] Je crois qu’aujourd’hui plus que jamais l’Artiste a cette mission para-religieuse à remplir : maintenir allumer la flamme d’une vision intérieure dont l’oeuvre d’art semble être la traduction la plus fidèle pour le profane. »
Marcel Duchamp.

« Très peu de gens voient. »
Le personnage du cinéaste dans For ever Mozart de J.-L. Godard.

[…]

[…]


Voir : un style de pensée.

Collage et texte de Jean-Luc Godard (page 390 du tome 1 de Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, d’Alain Bergala, Seuil, Paris, 1998)

[…]

Photographie de Arnaud Claass

(Entre les choses, il arrive de rencontrer le silence)

[…]

« Je passais mes journées au musée et, ensuite, je retrouvais dans mes promenades, des jouissances analogues à celles que j’avais ressenties dans la peinture. » Henri Matisse.

Il est donc possible de voir ces grandes choses dans de si petites choses…C’est la persistance des formes sur la « rétine » au sortir d’une exposition.

Voir la représentation dans la présentation. Apprendre à voir ses projections fait partie « d’apprendre à voir ». Cela peut aider à se débarrasser ou à mettre à profit tout ce « prêt-à-voir », ces tics de regard qui entraînent nos actions…

Les temps modernes de Charlie Chaplin, 1936.

(Tics de regards et de gestes : les boulons partout, serrer les boulons.)

[…]

Le devenir paysage du chewing-gum, 1998 ou 1999.

[…]

[…]


2. LES INTERPELLANTS

(entre les choses)

Les punctums des tropismes ont un je-ne-sais-quoi d’inframince… qui m’interpelle.

inframince punctum tropismes je-ne-sais-quoi interpellant

On trouve généralement dans un livre d’histoire de l’art un chapitre ou quelques paragraphes consacrés au banal et au quotidien. Parmi les artistes cités dans cette catégorie, un certain nombre partagent un autre point commun qui intéresse cette maîtrise. C’est une certaine manière de s’intéresser à chaque fois à une seule petite chose (une chose qui interpelle) et d’agir sur elle en se concentrant sur une seule petite action (ce n’est pas forcément une question de dimension, c’est souvent un rejet du spectaculaire et la volonté de faire le plus avec le moins. Peut-être y-a-t-il déjà Van Gogh dans chacune de ses touches par l’interaction avec leur contexte…). Ils tentent des actions très légères mais qui, si elles tombent juste, font résonner, animent, tout leur contexte. Dans la plupart de mes photos-installations, je tente quelque chose de cet ordre. Ici par exemple, mon action se « limite » à cette traînée de pigments dans l’herbe. Le tuyau d’arrosage et la pierre étaient déjà là.

Je pense que les artistes dont je parle forment un champ que l’on a encore peu montré comme tel…et qui ne se satisfait pas des seules catégories du banal et du quotidien.

[…]

Les installations que je tente de pointer ont un statut un peu particulier de part l’utilisation de la photographie.

Gabriel Orozco, Île dans une île, 1993.

Ce sont, pourrait-on dire provisoirement, des installations dans le champ de photographies. […] La photographie étend les possibilités, augmente la souplesse de la pratique de l’installation. On a pu dire à Matisse « vous allez simplifier la peinture », la photographie permet de simplifier l’installation.

Spiral Jetty, une installation de Robert Smithson en 1970 reprise par Joachim Mogarra en 1985.

L’installation dans le champ d’une photographie peut se pratiquer à tout moment chez soi ou ailleurs, hors lieu de visibilité publique et sans se soucier de l’éphémère de l’installation ou de certains matériaux. De nombreux matériaux deviennent alors accessibles: la lumière fugitive, le vent, les lieux publics (qui exigent généralement des autorisations), tout ces objets qui ne peuvent être déplacés qu’un instant, qui doivent retrouver leur place…et d’une manière générale, tout ce qui ne nous appartient pas mais qui, dans le champ d’une photographie, peut devenir l’un des éléments d’une installation. (Mes « cordes » sont d’ailleurs une tentative de rapprocher la pratique des installations de
la souplesse d’utilisation d’un carnet de croquis.)

[…]


Les « interpellants »: définition.

La sorte de « détails » dont il me faut maintenant parler (après les avoir « manifestés » par des photographies) est parfois considérée comme ce dont on ne peut parler.

Nathalie Sarraute, à propos des tropismes: « Ce sont des mouvements indéfinissables, qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience[…] aucun mot – pas même les mots du monologue intérieur – ne les exprime, car ils se développent en nous et s’évanouissent avec une rapidité extrême, sans que nous percevions clairement ce qu’ils sont […] il n’était possible de les communiquer au lecteur que par des images… »

Vladimir Jankélévitch, dans le je-ne-sais-quoi et le presque rien: « L’entendement est plutôt fait pour dénouer des câbles que pour trier des fils d’araignée! « Ce sont, dit Marivaux, des objets de sentiment si compliqués, et d’une netteté si délicate, qu’ils se brouillent dès que ma réflexion s’en mêle. » »

Le mot « interpellant » n’existe pas dans le dictionnaire. On y trouve le mot « interpellateur » mais il ne désigne pas ce que je désigne par « interpellant » : il y a le même écart qu’entre « charmant » et « charmeur ».

Interpeller : « … susciter un écho (chez quelqu’un)… » (Robert)

[…]

Un interpellant est un objet ou un certain rapport entre des objets (ou entre différents aspects de choses), une zone dans notre champ de vision qui nous interpelle sans que l’on sache pourquoi, une ressemblance entre ce que l’on fixe du regard et une pensée inconnue… l’interpellant n’est pas clair. Il fait l’effet d’un signe, mais que « signifie »-t-il ? (Il est impossible de le savoir sans qu’il quitte son statut de « simple interpellant ».) Il y a là (par là, je ne sais pas où exactement) quelque chose qui m’interpelle mais je n’arrive pas à savoir pourquoi et aucun mot ne me vient pour accompagner mon sentiment. J’en viens à me demander s’il y a vraiment là « quelque chose ». Pourquoi la course de mon regard s’est-elle arrêtée ici plutôt qu’ailleurs ? Pourquoi cet endroit où il n’y a « objectivement » rien de « notable », de remarquable, constitue-t-il un appel pour moi ? Un appel incertain dont je ne peux même pas dire s’il a une expression d’exclamation affirmative, ou interrogative, pleine d’espoir ou désabusée etc.

Le simple interpellant est l’émergence entrevue d’un sens. C’est un milieu entre rien et quelque chose. Je pourrais peut-être choisir de l’oublier dans la seconde (comme je le fais généralement, automatiquement) étant donné son absence totale d’intérêt « apparent »… Mais non : l’interpellant frappe à la porte de la conscience et faute de réussir à le faire entrer, je le photographie.

On l’a compris, les interpellants sont à l’opposé des lieux communs. Ils concernent plutôt les lieux de solitude. Un nuage à forme étrange, des reflets dans la rosée du matin, une faille dans un mur… peuvent interpeller mais ce sont aussi des lieux communs. Ils convoquent mille autres images semblables. Ces images ne peuvent (que difficilement) constituer l’appel incertain, presque inaudible (même quand on entend que lui) des simples interpellants. Les images d’interpellants sont des images « solitaires » (autant qu’une image puisse l’être). Il suffit de trois secondes de solitude pour que le regard se trouve quelques « interpellants » (ce sont des visions oubliées, pas remarquées, des supports pour la pensée).

J’écrivais précédemment que l’on pouvait rencontrer le « silence » entre les choses. Entre les cartes postales. L’entre-les-choses est le lieu des interpellants. Entre la table et la chaise, il y a ce que l’on ne voit pas habituellement… Quand le regard se déplace d’une chose à une autre, le mouvement des yeux qui survole donc l’entre-les-choses s’accomplit bien souvent dans un battement de paupières, c’est à dire dans le noir. Entre les choses, il n’y a, pour citer Jankélévitch, « presque rien ». Des choses qui n’en sont pas tout à fait, un peu comme les brouillards de Londres avant qu’ils deviennent des choses, quand pour la première fois, un peintre les vit.

« […] A présent, les gens voient des brouillards, non parce qu’il y en a, mais parce que des poètes et des peintres leur ont enseigné la mystérieuse beauté de ces effets. Des brouillards ont pu exister pendant des siècles à Londres. J’ose même dire qu’il y en eut. Mais personne ne les a vus et, ainsi, nous ne savons rien d’eux. Ils n’existèrent qu’au jour où l’art les inventa. Maintenant, il faut l’avouer, nous en avons à l’excès. Ils sont devenus le pur manièrisme d’une clique, et le réalisme exagéré de leur méthode donne la bronchite aux gens stupides » (Oscar Wilde).

Il faut bien que Cézanne ait su voir entre les choses pour écrire à son fils: « Ici, au bord de la rivière, les motifs se multiplient, le même sujet vu sous un angle différent offre un sujet d’étude du plus puissant intérêt, et si varié que je crois que je pourrais m’occuper pendant des mois sans changer de place en m’inclinant tantôt plus à droite, tantôt plus à gauche. »

Ce que j’ entends par « entre les choses » s’inspire de ce passage de Jean Dubuffet: « Ce ne sont pas des objets dont la figuration me paraît féconde mais c’est ce qu’il y a entre les objets, ce que le conditionnement culturel incite à regarder comme des vides. Ce me paraît être justement ces vides qu’il y a lieu de peupler. Le continuum des choses à été découpé par la culture en vingt mille notions dont l’inventaire correspond aux vingt mille mots du dictionnaire. C’est ce clavier du vocabulaire qu’utilise la pensée. Il est pauvre, il est arbitraire. L’écrire n’en a pas d’autre à sa disposition, tandis que la peinture peut s’en libérer: son langage de signes n’en est pas tributaire; il peut, dans ce continuum, fixer à l’infini des points qui se situent en tous intervalles séparant les notions qui ont reçu un nom. C’est là précisément la mission de la peinture de déplacer ce balisage, réinstituer le continuum, de survoler, y introduire des points de touche ou points d’appui à tout instant changés qui créent pour la pensée toutes espèces de nouvelles trajectoires. » (Jean DUBUFFET, Bâtons rompus, éditions de Minuit, Paris, 1996)

[…]


L’ anecdotique.

Les interpellants ne risquent-ils pas d’être anecdotiques ? N’y aurait-il pas un risque de détournement de l’important par le détail ?

Dans cet extrait de l’Espoir d’André Malraux, il y a un détail que je prends pour une forme d’interpellant. Au milieu de la guerre, une description de corps blessés se concentre finalement sur l’observation de petites ombres:

« Dans le faisceau mince de la torche de Ramos, fébrile comme une antenne d’insecte, en avant des corps allongés le long du mur, apparut un homme étendu sur le perron. Il était blessé au côté et gémissait. Pas très loin, une ambulance tintait. Ramos siffla de nouveau. « Elle vient », dit-il. L’homme ne répondit rien, mais continua à gémir. La torche l’éclairait de haut, promenait sur son visage l’ombre des graminées qui poussaient entre les pierres du perron; Ramos, dans l’inlassable frénésie des coqs, regardait avec pitié ces fines ombres indifférentes, peintes avec une précision japonaise sur ces joues qui tremblaient. »

Je ne pense pas que le fait de regarder ces fines ombres soit exactement un détournement d’attention puisque dans le texte de Malraux le blessé et les petites ombres ne sont pas séparés, il y a coprésence… Peut-être a-t-on besoin des petites ombres pour voir le blessé. Il est possible que ce soit la même chose, que les petites ombres soient la partie visible du blessé. Dans le film For ever Mozart de Godard, ce pied dépassant d’un charnier est peut-être la partie visible du charnier.

Capture d’écran de For Ever Mozart, Jean-Luc Godard, 1996.

La partie qui nous fait voir le charnier. Un détail qui nous permet de voir la guerre.

Dans Portrait d’un inconnu, de Nathalie Sarraute, un vieil homme la nuit ne peut se sortir de la tête la vision d’une simple barre de savon dont sa fille a coupé « un bon tiers » (un détail…). Nathalie Sarraute commente dans un entretien : « Et cela m’avait surprise que Sartre ait remarqué que l’angoisse provoquée par le fait que la barre de savon avait été coupée, était une façon pour le vieux de fuir l’idée de la mort qui s’emparait de lui au réveil. Il s’accrochait, alors, désespérément à une disparition qui était tout à fait anodine, celle d’une partie de la barre de savon. Je crois toujours que quand nous cherchons un objet qui a disparu, nous éprouvons le même sentiment que devant le néant ou la mort qui nous hantent à ce moment-là et, comme nous ne pouvons pas l’affronter, nous nous accrochons à la disparition de l’objet. Quand l’objet reparaît, si nous l’avons retrouvé, c’est comme si la mort, la disparition de tout s’écartait un instant. »

« Interpellants sociaux » [ou communs]

Détail, 1998.

J’ai beaucoup hésité à prendre cette photographie étant donné la grande banalité de son sujet. Ce n’est pas une observation très perspicace (très « profonde ») me disais-je : « tout le monde » a ne serait-ce qu’une fois griffonné dans son agenda ou sur un papier près du téléphone, quelque petites lignes, une figure, reprenant la ligne d’une petite déchirure ou d’une pliure… Je suppose que « tout le monde » a remarqué aussi ce qui se produit lorsque l’on passe une cuillère sous un robinet dans une certaine position…

L’observation elle-même est banale mais le fait de lui accorder de l’importance, de la donner à voir au sein d’une démarche plastique me semble moins banal. Contrairement à ce que je disais des interpellants « profonds » tout à l’heure, ces observations sont d’une certaine façon des lieux communs. Mais contrairement à ce que sont devenus les brouillards de Londres dans l’extrait d’Oscar Wilde (des interpellants « de surface »?), ces observations ne sont pas des clichés. Car un cliché est énormément reproduit et montré : les brouillards de Londres sont devenus le « pur maniérisme d’une clique » […]. Les deux photographies ci-dessus n’ont pas ou peu d’équivalents en cartes postales, films etc. et pourtant ce sont des observations familières pour « tout le monde ». Ce sont des « lieux communs » qui, curieusement, ne sont pas vraiment « mis en commun ». Ce sont des observations communes mais qui restent plus ou moins solitaires, que l’on ne cherche pas ou peu à partager (sans pour autant faire partie des tabous habituels). Nous ne cherchons généralement pas à comprendre ce genre d’observations, à les formuler en mots. Nous les oublions vite. Ces caractéristiques en font des interpellants. Ils interpellent personnellement, mais tout le monde, sans être des clichés ni des tabous (?), disons que ce sont des « interpellants sociaux » (ou communs, collectifs ?).

Interpellants collectifs (frange de tapis rebelle et miettes de pain alignées), 1997-1998.

[…]


Seulement un lieu théorique.

Devant un « interpellant », lorsque je choisis de le photographier, le seul fait de l’avoir donc reconnu comme étant un « interpellant », jette un sérieux doute quant à la profondeur de cet interpellant. En principe, d’après la définition que j’en ai donné, un interpellant (« profond ») ne pourrait peut-être même pas être reconnu comme tel, c’est à dire rangé, épinglé par un mot (un peu comme l’art brut, pensé par Dubuffet, ne devrait pas pouvoir être reconnu comme art puisque c’est la culture qui guide normalement l’emploi du mot « art »: « L’art il déteste être reconnu et salué par son nom. Il se sauve aussitôt. L’art est un personnage épris d’incognito. » dit Dubuffet). J’écrivais: « un interpellant frappe à la porte de la conscience, et faute de parvenir à le faire entrer, je le photographie », mais voici donc une objection évidente: il faut bien que quelque chose ait atteint la conscience (cette reconnaissance ?…) pour choisir de prendre son appareil photo.  […] Aucune de mes photographies ne donne à voir ce que serait un « pur » interpellant, ou un interpellant « à l’état brut », et peut-être ne devrais-je parler que d’interpellants « aidés » à propos de mes photographies.


interpellants aidés.

(Une action qui accompagne)

J’essaie de faire en sorte que les interpellants soient visibles pour autrui (qui les voit bien sûr à sa manière). Il me faut donc avec l’appareil photo essayer de « rendre » les interpellants. J’ai pour cela à ma disposition des outils, les outils de la photographie. Maniés de manière appropriée, ils « aident » les interpellants à rester ce qu’ils sont en photographie. Je peux par exemple vouloir montrer quelque chose de l’ordre d’un interpellant mais je vois bien qu’il n’est pas « objectivement » visible (c’est à dire que si j’essayais de le montrer, on ne verrait pas de quoi je parle) . Il me faudra donc le « rendre ». Je peux pour cela utiliser davantage qu’un appareil photo. Je peux essayer de déplacer certains objets « dans le sens de l’interpellant ». Ce sont des actions (des installations) qui accompagnent l’interpellant qui est alors « aidé » ou « assisté ».

Marcel Duchamp parlait de « ready-made aidé ». Dans quel sens « aidait »-il ses ready-made ? Les « aidait »-t-il à « je-ne-sais-quoi » ?

J’aide à la visibilité, j’aligne, je souligne, délimite, continue, répète, isole, mets en abîme, focalise…

Dans quels cas y-a-t-il un intérêt à photographier un interpellant ?

[…]

Ce qui est intéressant n’est pas tant tel ou tel interpellant que l’accès à la vision des interpellants. J’essaie donc de produire une photo qui soit une bonne « clef » d’accès à ce champ. Une « clef » peut-être meilleure qu’une autre parce qu’elle utilise une technique différente suivant la circonstance. Par « technique différente » j’entends ce dont il est question plus haut : aligner, délimiter, isoler, répéter, souligner…. La photographie permet cet ensemble de techniques d’approche de l’interpellant. Il m’est arrivé d’utiliser la vidéo qui étend encore le trousseau de clefs.

Ce qui, à mes yeux, justifie la production de nouvelles photos d’interpellants, c’est aussi la recherche d’interpellants très différents les uns des autres, cette fois pour accéder à toute l’étendue du champ des interpellants… Il s’agit là de faire des photos qui ressemblent à des phares plus ou moins éloignés qui disent : « on peut aller là aussi », les interpellants ne sont pas seulement devant, ils sont aussi à droite, derrière… pas seulement rapides mais lents, pas seulement petits mais grands…Par exemple un interpellant ne concerne pas forcément un objet, il faut aussi être capable de le repérer même dans une température : « la chaleur d’un siège qui vient d’être quitté est inframince » dit Marcel Duchamp (je cite de mémoire). Cette chaleur peut faire l’objet d’un interpellant. Un interpellant m’intéresse donc aussi en fonction de sa capacité à élargir le champ de vision (je privilégie ce qui est de l’ordre de la vision…) des interpellants.

Il y a un troisième cas où une nouvelle photo d’interpellant est intéressante, c’est l’avancée qualitative, elle affine le regard sur les interpellants, elle en distingue de différentes « qualités » : lorsque j’ai remarqué l’existence d’interpellants « sociaux » (ou collectifs), c’était une avancée de cette sorte. Cette direction dessine la géographie des interpellants… Elle « agrandit » la vision des interpellants non pas en permettant de voir plus loin mais en permettant de voir plus précis. Cette direction organise, distingue, commence de rendre intelligible.

Une photo d’interpellant m’intéresse donc notamment en fonction :

de sa capacité à faire « clef d’accès » à la vision des interpellants.

de sa capacité à élargir ce champ de vision (explorer, repousser les frontières…)

de sa capacité à rendre plus net ce champ de vision (distinguer, approfondir, organiser).

[…]


Quelle histoire pour les interpellants ?

Mon intérêt pour cette forme de « détail » que j’appelle « interpellant » n’est pas un phénomène isolé, une excentricité toute personnelle, loin de là.  Comme tout le monde, je me situe dans une (ou des) histoire(s) et peut-être aussi une mode, je ne sais pas.

 Avec Ulysse, paru en 1922, Joyce décrit à la loupe (mais pas seulement à la loupe) une journée en un millier de pages. Au 19ème siècle, la photographie « peint » indifféremment le regard de Baudelaire et le col de sa veste (un détail). Cézanne aussi. Freud fait de telles découvertes que bien des détails ne sont plus insignifiants. Et presque au même moment Pablo Picasso dessine ceci dans une marge…

Marge d’un cahier (n°11) de Pablo Picasso, 1897 ou 1898.

Bref, de cette histoire très lacunaire, je ne voudrais extraire pour l’instant que quatre moments déjà évoqués plus haut. Ce sont quatre notions :

– La notion de « punctum » chez Roland Barthes,

– celle de « tropisme » chez Nathalie Sarraute,

– celle de  « je-ne-sais-quoi » chez Vladimir Jankélévitch

– et celle d’ « inframince » chez Marcel Duchamp.

Remarquons qu’elles sont toutes des néologismes ! Il me faut justifier cet autre néologisme « interpellant ». Il s’agira donc pour moi de montrer les parentés et les différences entre toutes ces notions. Ensuite, je tenterai d’examiner cette histoire du point de vue des réalisations plastiques notamment dans l’art contemporain, en essayant d’y situer mon propre travail.

Les punctums des tropismes ont un je-ne-sais-quoi d’inframince qui m’interpelle, disais-je.


Le punctum.

Dans La chambre claire, Roland Barthes repère deux éléments qui sont communs à toutes les photographies qu’il aime. Deux éléments structurants, le studium et le punctum.

Le studium est une étendue, c’est l’élément culturel qui correspond à un code : c’est par exemple une « scène de rue », une vue des tranchées, un paysage, « moi devant tel monument », ou ici une photo de famille (issue de La chambre claire) :

Le punctum, lui, me semble assez proche de ce que j’entends par interpellant. Le punctum est un détail qui, de manière inexpliquée (mais pas inexplicable) nous attire.

« …un « détail  » m’attire. Je sens que sa seule présence change ma lecture, que c’est une nouvelle photo que je regarde, marquée à mes yeux d’une valeur supérieure. Ce « détail » est le punctum ( ce qui me point). »

Le punctum est très indéterminé. Dans la citation suivante, Roland Barthes emploie des mots très proches de ceux de Jankélévitch parlant du je-ne-sais-quoi : « Par la marque de quelque chose, la photo n’est plus quelconque. Ce quelque chose a fait tilt, il a provoqué en moi un petit ébranlement, un satori, le passage d’un vide (peu importe que le référent en soit dérisoire) ». Reprenons l’exemple de cette photographie. Le punctum, pour Barthes, c’est le collier de la femme qui est debout. Etant donné la taille de cette reproduction, nous ne le distinguons presque pas. « Très souvent, écrit Barthes, le punctum est un « détail », c’est à dire un objet partiel ». Pour percevoir le punctum, « il suffit que l’image soit suffisamment grande ». A l’inverse, le studium, même sur ces reproductions minuscules (toutes issues de La chambre claire) est toujours visible, disons plutôt lisible.

C’est le studium qui a été cadré (même si c’est pour qu’il devienne le cadre dans lequel un punctum arrive). Mais l’important n’est pas dans cette question d’échelle (lire l’exemple de la photographie d’Andy Warhol en page 77 de La chambre claire), l’important est que pour Barthes le punctum est un « supplément : c’est ce que j’ajoute à la photo et qui cependant y est déjà ». Le punctum est un ajout plus ou moins personnel (« donner des exemples de punctum, c’est, d’une certaine façon, me livrer ») du spectateur de photographie (et pas de cinéma précise-t-il). Barthes explique le fait que le collier soit le punctum (photographie ci-dessus) en apprenant au lecteur qu’un membre de sa famille portait le même etc.…

Le punctum concerne donc clairement le spectateur (et non le photographe), il « n’est pas, ou du moins n’est pas rigoureusement, intentionnel [de la part du photographe], et probablement ne faut-il pas qu’il le soit ; il se trouve dans le champ de la chose photographiée […] il dit seulement ou bien que le photogaphe se trouvait là, ou bien, plus pauvrement encore, qu’il ne pouvait pas ne pas photographier l’objet partiel en même temps que l’objet total ». Le mot punctum ne peut donc désigner le collier sur ce recadrage : le collier y est intentionnel…

Je pense que le punctum est une forme d’interpellant et que nombre d’interpellants ne sont pas des punctums.

Ce serait aller un peu vite que de penser que dans ce recadrage, le collier est passé du côté du studium. Car ce serait un bien étrange studium … Dans La chambre claire, Barthes (spectateur de photographies) n’a choisi que des photographies dont le « sujet » ( le studium ?) est tout à fait clair et connu (surtout des portraits etc sauf une dont il sera question tout à l’heure). Ce choix est important puisque de toutes façons, le studium doit être clair. Barthes définit le studium (le studium est la responsabilité du photographe, contrairement au punctum) comme correspondant à un code, c’est un champ que le spectateur perçoit, dit-il, « assez familièrement » et qui renvoit « toujours à une information classique. ». L’élément hors code (le punctum) est du côté du spectateur, « ajouté » par lui . Pourquoi ? Un photographe ne peut-il pas lui aussi, avec son regard et son appareil, pointer cet « hors code » (suivant le conseil de Dubuffet cité plus haut), du moins autant que le spectateur en est capable en pointant quelque chose à l’intérieur d’une photographie ? L’étrange studium (contradiction dans les termes) ainsi obtenu a des chances de ne pas être perçu « assez familièrement », comme « une information classique »…Tous les punctums sont des interpellants mais ce « punctum de photogaphe » (qui reste un interpellant) n’entre ni dans la définition de studium ni dans celle de punctum.

Une autre chose qui différencie l’interpellant du punctum est que le punctum semble devoir être seul : Barthes n’envisage pas la possibilité de trouver plusieurs punctums dans une photographie. Il y a toujours un punctum par photographie (aimée). Barthes cherche le punctum. S’il change d’avis sur l’ emplacement d’un punctum, il parle alors de « vrai » punctum. S’il hésite entre plusieurs points d’une photo, il parle alors d’un « punctum irepérable ». Rien n’empêche de trouver plusieurs interpellants à l’intérieur d’une photographie. Et si un interpellant vient après un autre, le second n’est pas nécessairement plus « vrai » que le premier.

Mais la principale différence entre les deux notions, la plus évidente, est que le punctum n’existe que dans le cadre du rapport entre l’objet photographie et son spectateur. Tandis que la possibilité d’un interpellant concerne autant une photographie qu’un mur, un son, un mouvement, peut-être même une pensée, un mot, comme nous le verrons avec Nathalie Sarraute.

Du point de vue de cette maîtrise, une photo fait exception dans la chambre claire (cidessous). C’est la seule photo que l’on pourrait dire « d’interpellant ». La seule où un punctum semble sortir de sa définition pour emplir toute la photo, vu, cette fois, par le photographe qui nous le donne à voir. Le studium semble y prendre les caractéristiques du punctum… Cette photographie est la plus récente (1979, la chambre claire est imprimé début 1980), la seule en couleurs et elle ouvre le livre…mais, très curieusement, c’est aussi la seule dont il n’est jamais question dans le livre.

Les tropismes.

« …en rebroussant les duvets légers de la peau avec la pointe charnue des doigts… »

« Elle m’avait pressenti, elle avait remarqué tout de suite sur le banc ma tête qui émergeait de la bordure de buis à côté des petits vieux pétrifiés, ou peut-être, juste entre les barreaux de la grille, la ligne de mes jambes croisées. Elle avait vu cela sans même tourner la tête, avec le coin de son oeil, sans regarder de mon côté, elle n’en avait pas eu besoin. » (Nathalie Sarraute, Tropismes, 1939)

Dès son premier roman, Tropismes, paru en1939, Nathalie Sarraute repère et travaille ces mouvements indéfinissables, inconscients, qui sont à l’origine de nos pensées et de nos actions, que l’on ne peut peut-être que pressentir derrière nos apparences grossières (plus ou moins des lieux communs) dont nous nous servons pour communiquer.

A priori, je dirai que ce que j’appelle des « interpellants » est sensé se situer dans cette zone travaillée par Nathalie Sarraute. La zone des tropismes qui, il me semble, est au plus près de la solitude, au plus près de l’individu, sous ses carapaces qui l’isolent. Sarraute travaille, traverse ces couches apparentes qu’elle dit « inauthentiques », elle détruit amicalement l’isolement…

A l’époque ( les années 30, 40), le monologue intérieur était encore une découverte récente en littérature (Edouard Dujardin, à qui Joyce a rendu hommage, l’inventa semble-t-il en 1887 dans Les lauriers sont coupés). Mais le monologue intérieur est déjà le produit d’une sorte de formulation de la pensée, plus ou moins consciente. Les tropismes se situent bien au-dessous, c’est la « matière » mouvante d’où tout cela naît, la « sous-conversation » dont la conversation n’est que l’écume (sur la vague sous-conversation…). Nathalie Sarraute entraperçoit, préssent (parce que les tropismes se situent avant la sensation même !) et essaie d’écrire ce que Freud avait approché par un autre bout ou d’ un autre point de vue.

Les tropismes : « Ce sont des mouvements indéfinissables, qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience…[…]Comme, tandis que nous accomplissons ces mouvements, aucun mot – pas même les mots du monologue intérieur – ne les exprime, car ils se développent en nous et s’évanouissent avec une rapidité extrême, sans que nous percevions clairement ce qu’ils sont, produisant en nous des sensations souvent très intenses, mais brèves, il n’était possible de les communiquer au lecteur que par des images qui en donnent des équivalents et lui fassent éprouver des sensations analogues. »

Il y a dans cette définition des tropismes par Sarraute une idée qui intéresse particulièrement cette maîtrise, l’idée qu’il n’est possible de communiquer les tropismes que par des images. Bien sûr, une image peut tout à fait se faire avec des mots, ce que Sarraute fait. Mais il lui est arrivé d’insister sur la grande difficulté qu’il y a à maintenir la (pré) sensation vivante à l’aide des mots qui sont toujours inexactes, fourre-tout… « Les mots ne peuvent atteindre ça… » dit-elle (dans un entretien filmé). Par exemple elle cherche à faire passer quelque chose mais le mot bonheur ne va pas, « et même le mot joie qu’est-ce que c’est…[…] c’est plutôt un sentiment de vie [mais là aussi cette expression] est vraiment misérable… ». Quant au mot extase « c’est pas possible. Il viendrait se plaquer là-dessus toutes sortes de choses…impossible(s)[…] c’est déjà tout habité, chargé, peuplé, c’est très difficile d’essayer de le prendre et de s’en servir pour quelque chose d’aussi tremblant, et qui existe à peine… ».

Dans le dessin, la photo, les installations, ces difficultés nous renvoient aux clichés, les lieux communs de la vision. Cela dit, il est très intéressant de confronter ces choses inconciliables, les petites perceptions ( les tropismes, les interpellants) et les mots, les catégories (Je pense ici à l’axe bipolaire interpellant/montage-pour-penser – décrit plus haut- où il est aussi question d’établir des rapports entre deux opposés). Cette confrontation, cette coexistence, ce travail pour accorder les deux est nécessaire. « …c’est cette lutte continuelle entre la force du langage qui entraîne et détruit la sensation, et la sensation qui, elle aussi, détruit le langage. » Pour rendre la sensation dans toute sa complexité, sous toutes ses facettes, Nathalie Sarraute est obligée de la décomposer, de procéder au « coup par coup ». La difficulté est alors de garder la sensation vivante dans la durée, pendant la lecture de chacune de ses facettes, alors qu’elle devrait être ressentie globalement. A cet égard, la peinture, la photographie, les arts visuels ont l’avantage d’une possible simultanéité : « Je me rappelle en 35, j’avais vu une exposition de Picasso qui m’avait énormément frappée et je me suis dit :  » quelle chance ont les peintres de pouvoir montrer, d’un seul coup, cette décomposition ! « , parce que pour un écrivain, ce n’est pas possible, il est obligé de progresser au coup par coup ».

Cette différence dans le matériau employé (mots, visuel…) est peut-être à l’origine de certaines différences entre les notions de tropisme, de punctum et d’interpellant…Le punctum ressemble presque toujours à une sorte de focalisation de l’attention sur un point. Une photo est déjà un point dans le temps. Le punctum est généralement un point dans l’espace. Le fait de travailler la notion d’interpellant essentiellement par la photographie m’incite à penser l’interpellant comme une focalisation, un point… Si mon matériau principal était le film, ce serait différent. Avec les mots, le roman, Sarraute doit décomposer, elle pense les tropismes comme étendue. « Quand quelqu’un dit : « c’est très beau », sans vraiment y penser, toutes les sensations que j’essaye de montrer viennent en même temps, mais je suis obligé de les décomposer ». Les tropismes forment la « matière » mouvante qui est à l’origine de nos pensées et actions… La photographie comme « coupe », l’interpellant comme « coupe » dans la matière des tropismes ?

Le mot « tropisme » nomme ce qui est déclenché en soi, par une expression courante, une intonation, un geste. Le tropisme peut ensuite déclencher, être à l’origine d’intonations etc. Le tropisme désigne en tout cas quelque chose qui se déroule en soi. Tandis que jusqu’ici la notion d’interpellant est sur ce point un peu floue : il y a l’idée qu’on ne sait pas bien distinguer ce qui déclenche (l’objet regardé) de ce qui est déclenché (les sensations). Dans le cas de l’interpellant, le phénomène est assez inconscient pour que nous n’arrivions pas à dissocier la chose des sentiments qui se déroulent en nous. Il serait peut-être plus pratique de penser la notion d’interpellant complémentairement à celle de tropisme, dire : « un interpellant déclenche des tropismes ». Mais l’inverse est tout aussi vraisemblable : « les tropismes déclenchent des interpellants ». L’interpellant serait alors quelque chose qui est perçu, avec certaines propriétés physiques, nettement séparé de celui qui le perçoit. Simplement, les tropismes du moment font que l’on est sensible, que l’on est interpelé par l’aspect de cet objet que l’on peut donc appeler « interpellant ». L’interpellant influence les tropismes dans le même mouvement. D’un tropisme peut découler une petite observation, un léger geste comme celui qui consiste à rebrousser « les duvets légers de la peau », si bien que l’on peut supposer qu’un interpellant est la partie visible d’un tropisme ( ? ).


Le je-ne-sais-quoi.

« … ainsi l’artiste regrette en ce qui lui déplaît l’absence d’un je-ne-sais-quoi quand il ne peut rendre raison de son jugement… »

Dans Le je-ne-sais-quoi et le presque-rien, paru en 1957, Vladimir Jankélévitch fait l’étude très rigoureuse d’un concept original qui semble tout à fait en dehors des grands sujets philosophiques. De même que pour Nathalie Sarraute les mots ne conviennent pas pour aborder les subtils tropismes, il est presque impossible, d’après Jankélévitch, d’approcher le presque-rien : « Pour surprendre et comprendre, il faut ici une agilité, une prestesse, une vélocité quasi acrobatiques : un millimètre à droite, un millimètre à gauche, et nous avons manqué la fine pointe ; peser, si légèrement que ce soit, sur cette pointe très délicate, insister un temps soit peu lourdement, c’est parler déjà d’autre chose […] Aucune intelligence n’est assez aiguisée, assez subtile, assez aérienne pour effleurer de sa tangence l’intangible presque-rien […] Le presque-rien est l’élément invisible… ». Jankélévitch écrit donc trois livres (le texte est considérablement remanié jusqu’en 1980 ) dans un langage serré, exact, à propos de « presque rien » et de « je ne sais quoi ». Je ne prétendrai pas ici comme ailleurs rendre compte de ce travail imposant et fin. Je tenterai seulement de penser, d’esquisser l’articulation entre la notion d’interpellant et celles de Jankélévitch, suffisamment pour vérifier si la notion d’interpellant reste pertinente dans le cadre de mon travail.

Capture d’écran de JLG/JLG, Jean-Luc Godard, 1995.

Qu’est-ce que le « je ne-sais-quoi » ? D’après ce que j’en ai compris, une grande partie de ce que j’ai dit à propos de l’interpellant est compris dans les livres de Jankélévitch et largement dépassé… Il semble aussi que l’essentiel de ce que dit Jankélévitch du  » je-ne-saisquoi  » pourrait être dit de l’interpellant.

À commencer par son caractère incertain, insaisissable : l’interpellant est un fait sur lequel nous ne plaçons pas de mots (des mots restent toujours à inventer). L’interpellant est entraperçu entre les choses et nous arrête, nous charme. Jankélévitch : « La certitude sur le fait-que, embrumée par l’incertitude sur le quomodo ; des déterminations adjectivales à jamais inconnues sur fond d’effectivité ; une effectivité entrevue sans précisions circonstancielles ».  « … nous connaissons qu’un je-ne-sais-quoi existe sans savoir en quoi la chose consiste. Exister sans consister en quoi que ce soit, n’est-ce pas le déroutant, décevant, irritant paradoxe du Charme ? »

De même que dans le cas de l’interpellant (du punctum et des tropismes) la conscience approche peu: « Apercevoir sans voir, n’est-ce pas entrevoir ? Mais la conscience elle-même reste sur le bord citérieur de la terra ignota… ». Jankélévitch développe d’ailleurs un concept spécial pour penser l’accès au je-ne-sais-quoi, c’est « l’entrevision ». Ce concept n’est pas sans résonance avec l’idée de voir entre les choses (lieu des interpellants)…

Et puis le je-ne-sais-quoi est très fragile. Comment garder les tropismes intacts malgré les mots (l’interpellant malgré la photo, la vidéo…) ? Jankélévitch : « … il s’en faut d’un souffle que cette intuition ne s’annihile dans le silence… » Car le je-ne-sais-quoi n’est presque rien, c’est « un milieu entre rien et quelque chose ». Ce qui n’est pas rien ! C’est peut-être même déjà beaucoup : « … je ne dirais même pas : « je ne sais quoi », si, d’une certaine manière, je n’en savais long, si je n’étais déjà en quelque mesure dans le secret. Je ne sais pas quoi, donc j’ai vent de quelque chose ; donc je suis vaguement au courant de la vérité. »

Quelles que soient les apparences, comme je le précisais plus haut, il n’y a rien de magique, de mystique, d’animiste dans ce phénomène… Ce mystérieux interpellant, nous pourrions tout à fait le connaître en pleine lumière, accompagné de mots (néologismes ou pas) et il ne produirait sans doute pas le même effet. Jankélévitch le précise à propos du je-ne-saisquoi : « … Il n’y a que du connu et du connaissable : tout ce qui est, est objet de savoir actuel ou virtuel, et le savoir achevé de demain sera l’accomplissement du savoir su, mais incomplet d’aujourd’hui. Il n’y a d’autre je-ne-sais-quoi que ce résidu de connaissable, que cette frange ou différence chaque jour rétrécie entre le savoir sans reste, sans mystère, sans arrière-mondes et le savoir inachevé […] Le je-ne-sais-quoi est le terme manquant, il désigne la place encore vide, mais parfaitement délimitable, que nous comblerons un jour par enserrement graduel ; rien qui diffère en nature de ce que nous connaissons déjà, ou pourrions connaître… »

Encore une chose, le je-ne-sais-quoi, comme l’interpellant a un rapport avec l’art, c’est l’élément « poétique ». Jankélévitch, citant de mémoire Jacques Villon : « Peut-être cubiste, peut-être impressionniste, plus je ne sais quoi, et que je cherche… »

Maintenant, dissocions les deux notions :

Il ne s’agit pas de faire le compte des points communs et des différences puisque d’une certaine manière, le je-ne-sais-quoi et l’interpellant, d’après ce que nous venons de voir, c’est la même chose. En fait il n’en est rien, ce n’est pas du tout la même chose :

On peut désigner un détail dans un tableau et dire « c’est un interpellant ». On ne peut pas montrer le même détail et dire « c’est je-ne-sais-quoi » (le je-ne-sais-quoi est plus abstrait… On peut dire : « il y a ici je-ne-sais-quoi »). On peut dire d’un poème qu’il lui manque je-nesais-quoi, on ne peut pas vraiment dire qu’il lui manque un interpellant (l’interpellant est trop concret… On peut dire « il ne m’interpelle pas »).

Il faut simplement saisir l’articulation entre les deux : l’interpellant semble être quelque chose (un percept ?) où s’actualise d’une certaine façon (parmi d’autres façons ?) le je-nesais-quoi (un concept ?). Exemple : je perçois un son ou un mouvement informel, il y a pour moi « je-ne-sais-quoi », j’appelle l’objet perçu « interpellant ». L’interpellant a je-ne-sais-quoi. Si l’interpellant n’avait pas je-ne-sais-quoi, ce ne serait pas un interpellant. On « reconnaît » l’interpellant au je-ne-sais-quoi. Le je-ne-sais-quoi le « fait être » interpellant.

Ce nouvel extrait semble confirmer l’articulation que je décris : « En fait, le je-ne-sais-quoi n’est pas quelque chose, et à cet égard il « n’est » vraiment rien, au sens copulatif du verbe « être », puisqu’il n’est ni ceci ni cela […] il fait être sans être lui-même, étant entendu que ce qui fait être est bien une certaine sorte d’être et même infiniment plus qu’un être. Sans doute la formule la mieux adaptée à ce régime insaisissable de la non-chose ou de l’anti-res, ce serait peut-être : « il y a » […] [si le je-ne-sais-quoi] n’a rien d’une chose, alors il redevient, comme dit Leibniz de Dieu, « l’existantifiant » par excellence. »


Inframince

La roue de bicyclette tourne. Dans son atelier, Marcel Duchamp vaque à ses occupations quotidiennes. Il peut voir en périphérie de son champ de vision, « avec le coin de son oeil » (comme tout à l’heure le personnage de Nathalie Sarraute), la roue vaciller légèrement, peut-être de manière inframince. « Presque rien » en somme, mais qui est devenu ce que l’on sait, le premier ready-made de Marcel Duchamp.

Comment choisir un ready-made ? Au hasard, en fonction d’une totale indifférence vis à vis de l’objet… ou « presque ». Mais pourquoi en ce cas « aider » un ready-made, « l’assister » ? L’assister à quoi ? Je ne sais (pas) quoi. Entre les trois stoppages étalons, les différences sont minces.

Qu’est-ce que l’inframince ? […] Quand Jankélévitch écrit trois livres sur « presque rien », Duchamp n’écrit rien ou presque sur l’inframince. Cependant, il note quelques phrases montrant des situations d’inframince, des phrases où le mot inframince trouve une place exacte (ou presque). On peut souvent considérer que ce sont aussi des exemples d’interpellants, mais pas toujours. Plus précisément, il s’agit en général d’interpellants sociaux, collectifs.

« Peinture sur verre vue du côté non peint donne un infra mince. »

« Portillons du métro. Les gens qui passent au tout dernier moment / infra mince »

« Papier creux (intervalle infra-mince sans qu’il y ait pour cela 2 feuilles) »

« Caresses infra minces »

Ainsi, il est logique de trouver aussi des points de contacts avec le je-ne-sais-quoi de Jankélévitch ou les tropismes de Nathalie Sarraute… Dans ces deux citations, l’inframince et le je-ne-sais-quoi se ressemblent :

Duchamp : « Le possible est un infra mince. […] Le possible impliquant le devenir le passage de l’un à l’autre a lieu dans l’inframince. » « Dans le temps un même objet n’est pas le même à une seconde d’intervalle. »

Et Jankélévitch, à propos du je-ne-sais-quoi : « Il est très remarquable en tout cas que cet être non-étant […]soit celui même du devenir. […] Le devenir contrarie l’arrondissement plastique de l’objet, car il est la dimension selon laquelle l’objet se défait sans cesse, se forme et se transforme ; le changement que le devenir fait advenir n’est pas modelage, mais modification continuée. »

Captures d’écran de Playtime de Jacques Tati, 1967.

J’avais noté un passage de Playtime, le film de Jacques Tati, comme étant un exemple d’interpellant : on vient de demander à M. Hulot de patienter dans une salle d’attente. Que fait-il en attendant ? Rien. Ou presque : il fait quelques pas et observe, remarque silencieusement des choses, l’air de rien. Ces choses sont apparemment banales mais le regard de Tati atterrit dessus et nous rions. M. Hulot s’assied sur un fauteuil mou dans un petit bruit d’air soufflé (l’air contenu dans le fauteuil s’échappe au travers du tissu semi hermétique sous le poids de Hulot…) Il se lève rapidement et observe le fauteuil qui a gardé son empreinte. Un instant s’écoule et le fauteuil reprend sa forme habituelle, dans un bruit d’air cette fois aspiré. Expression de Hulot après encore un instant… Le décalage entre le moment où le siège est quitté et celui où il reprend sa forme initiale est interpellant. Et le fait que l’observation de Tati concerne la disparition de toute trace de vie dans certaines architectures récentes (une dimension politique…) n’enlève évidemment rien à cette dimension d’interpellant. Voici maintenant un exemple d’inframince, tout aussi interpellant selon moi, par Duchamp : « La chaleur d’un siège (qui vient d’être quitté) est inframince. »

« Pantalons de velours – leur sifflotement (dans la marche) par frottement des 2 jambes est une séparation infra mince signalée par le son (ce n’est pas ? un son infra mince) »

La quasi-totalité des cas d’interpellants exposés, ainsi que la quasi-totalité des cas d’inframince notés par Duchamp concernent ce qui est petit. Il s’agit presque toujours de petits objets, de rapports entre ces objets, accomplissant de petits mouvements, de petits sons, ayant de légères ombres, de minuscules reflets, une température moyenne…Pourquoi ? Le mot « mince » est dans « inframince » mais il ne désigne pas la taille, la dimension du phénomène… C’est je pense qu’il est plus difficile de communiquer les cas de grande taille car ils englobent de nombreux mots (les balises que Dubuffet préconise d’éviter ou de déplacer). Entre le nez et la bouche il y a une zone qui n’a peut-être pas de nom, pas de mot. Tandis qu’entre la tête et les pieds il y a beaucoup de mots. Si je veux rendre un interpellant qui se rapporte au paysage, il sera très difficile de faire passer le paysage au second plan : trop de choses, trop de mots (les « arbres », les « voitures », les « gens », les « nuages », la « ville »…). Et l’entre-les-choses est le lieu des interpellants. Lorsque nous y arrivons tout de même, c’est souvent aidé par quelque chose de petit. Par exemple, toujours dans Playtime, Tati rend visible « quelque chose » dans la forme des lampadaires en les rapprochant du petit brin de muguet que M. Hulot vient d’offrir à une inconnue.

Captures d’écran de Playtime, Jacques Tati, 1967.

Un goût appuyé pour le « petit » peut avoir des résonances politiques : cela peut être une forme d’opposition face à certaines œuvres monumentales de l’art contemporain (notamment dans le land art) qui s’imposent d’abord en montrant les sommes d’argent colossales qu’elles ont nécessitées. Tandis que Duchamp et Tati réussissent je ne sais quoi avec seulement un siège qui vient d’être quitté.


Mais « je suis paresseux, il ne faut pas l’oublier » nous rappelle Duchamp. « J’aime mieux respirer que travailler. »

La paresse et l’invention.

Gaston Lagaffe d’André Franquin.

« Habitants de l’infra mince fainéants » écrit encore Marcel Duchamp. C’est effectivement un facteur qu’il ne faut pas négliger. J’ai entendu une anecdote à propos de ce joueur d’échec : Un de ses amis (je ne me souviens plus quel artiste connu) partait pour les États-Unis et Duchamp avait été mis à contribution pour faire des caisses. Il fallait aussi bien les attacher avec de la ficelle… Vers la fin de la journée, l’ami est ébahi : Duchamp n’avait fait qu’une seule caisse ! Mais vois comme elle est attachée, lui explique Duchamp, pour ton départ j’ai inventé un nouveau noeud !

La paresse cherche-t-elle à se justifier par des idées lumineuses ? Gaston Lagaffe [un artiste contemporain coincé dans un bureau à mes yeux], créé par André Franquin, est sans doute l’un des personnages les plus inventifs de la BD et sans doute le plus paresseux. Duchamp a fait très peu d’œuvres. Pour en faire moins il faut que l’idée vaille plus, pour travailler moins il faut trouver le plus court chemin…Au lieu de polir une oeuvre, faire des sauts qualitatifs ? Au lieu de fabriquer un objet, proposer un « objet tout fait » ? Au lieu de peindre un journal minutieusement, le coller directement sur la toile ? (cubisme) Au lieu de filmer soi-même chaque plan qui devra être magnifique, se servir directement dans l’histoire du cinéma et faire du montage ? (mais Godard fait bien trois films par an) Faire un monochrome ? à la limite, de la même couleur que le mur, comme chez Claude Rutault ?

Cet acte que Rutault inventa en 1973, on le trouve aussi dans Tout va bien de Godard, étrangement sorti en salle en 1972, accompli dans le film par un ouvrier en grève. Au second plan, cet ouvrier repeint à sa guise les murs de l’usine occupée, avec des couleurs vives, dépassant indifféremment sur les tableaux « bourgeois » tandis que les autres travaillent à formuler leur désirs politiques… C’est que la paresse peut être vue parfois comme une véritable force politique ! On trouve cette idée notamment dans le droit à la paresse de Paul Lafargue (époux de la fille de Marx et considéré parfois comme l’un de ceux qui ont introduis la pensée de Marx en France) qui pense que la paresse est nécessaire à l’émancipation ( ?) des classes dominées. Il explique de manière quelque peu étonnante l’exploitation des ouvriers par leur goût exagéré du travail. « Une étrange folie possède les classes ouvrières des nations où règne la civilisation capitaliste.[…]Cette folie est l’amour du travail… » Chez lui, le travail est un esclavage et la paresse est un devoir. (« Le devoir de paresse » est le titre d’un article de Thierry Paquot paru dans le monde diplomatique en avril 1999) .

Mes photos sont souvent des sortes de valorisations de la flânerie. Il ne fait aucun doute pour moi qu’un certain nombre de mes photographies n’auraient pas été possibles sans les moments de flânerie du regard dont elles sont issues. Car il faut être disponible pour faire des photos qui fonctionnent beaucoup sur la « rencontre » : rencontre avec des événements du quotidien, si infimes ou vastes qu’ils soient, avec lesquels il est possible de composer quelque chose qui participe d’une recherche. Accorder un rôle au hasard ne nuit pas spécialement à la cohérence de la recherche, au contraire. Pierre Boulez : « La création, c’est la confrontation entre une décision et un accident. »

[…]

Mais tout de même : la paresse, le non-monumental, le quotidien, l’inframince et le fait que cette idée d’inframince n’existe chez Duchamp que sous forme de quelques notes éparses nous ramène à cette idée de « presque rien »… y-a-t-il vraiment quelque chose, quelque chose de vivant ? « Les buées sur surfaces polies (verre, cuivre infra mince » Cette note de Duchamp presque à l’état de vestige, dont la parenthèse n’est pas fermée, sans verbe ni point… est-ce vivant ou mort ? A la fin de Entre la vie et la mort de Nathalie Sarraute, le narrateur dit que par moments il n’y croit plus (le mot « tropisme » n’est pas nommé), qu’il se laisse persuader qu’ils n’existent pas… Mais il termine :

« Heureusement elle est là, elle, le seul garant, le seul guide, elle s’impatiente, nous n’avons pas de temps à perdre[…]Est-ce que ça se dégage, se dépose comme sur les miroirs qu’on approche de la bouche des mourants ? une fine buée. »


Capture d’écran de Playtime de Jacques Tati, 1967.

« …venez avec moi derrière la caméra, vous allez voir, vous allez observer. »

Jacques Tati

Je crois qu’on a maintenant bien compris les raisons pour lesquelles Jacques Tati trouve logiquement une place dans ce mémoire. Un mémoire où il est question d’apprendre à voir, une partie où il est question d’un champ dont les points cardinaux sont les tropismes, le punctum, l’inframince et le je-ne-sais-quoi. M. Hulot ( le personnage joué par Tati) se promène dans ce champ avec un air de je-ne-sais-quoi…

Il existe finalement assez peu de livres sur Jacques Tati. L’un d’eux est de Michel Chion, publié aux cahiers du cinéma. Il a bien sûr remarqué la démarche particulière de M. Hulot, qu’il décrit ainsi : « Dans son attitude comme dans ses gestes, il fait celui qui n’a l’air de rien, et qui ne l’a jamais. Hulot a toujours, en fait, l’air de quelque chose, mais sans que l’on sache de quoi. » Si le je-nesais-quoi (l’inframince, l’interpellant… ?) était un homme ce serait M. Hulot.

André Bazin, je crois, peut le confirmer : « …le propre de M. Hulot semble être de n’oser pas exister tout à fait. Il est une velléité ambulante, une discrétion d’être. »

Vérifions-le encore : nous avons vu que pour Jankélévitch, le je-ne-sais-quoi, ce milieu entre rien et quelque chose, est « l’existantifiant par excellence », c’est-à-dire ce qui « fait être ». Ne reconnaît-on pas là justement l’un des plus grands traits du comique de Tati : la « dilution » du comique dans le paysage, l’ensemble du film ? Le comique, classiquement dévolu à un personnage central, est avec Tati étendu à tous les personnages, par une sorte de contagion… Hulot (« fait être ») « déteint » d’autant plus sur les autres qu’il disparaît lui-même… Cette spécificité tout à fait assumée, choisie par Tati, s’accentue au fil de ses films. Mais Bazin l’avait déjà repérée au moment du deuxième film, Les vacances de M. Hulot : « Certes, le personnage créé par Tati est drôle, mais presque accessoirement et en tout cas toujours relativement à l’univers. Il peut être personnellement absent des gags les plus comiques, car M. Hulot n’est que l’incarnation métaphysique d’un désordre qui se perpétue longtemps après son passage. » De son côté, Michel Chion parle d’une « démocratie comique » qui « fait de chacun un Hulot« .

Tati a un sens de l’observation si fin qu’il est inutile d’aller chercher le gag très loin, il suffit de bien observer. Inutile aussi qu’il y ait une « histoire » ou même à la limite qu’il se passe quelque chose… Quand il ne se passe apparemment rien , c’est déjà archi peuplé. Tati est sensible à l’inframince, au presque rien. A revoir ses films, on se rend compte qu’on en avait manqué la moitié. Et puis nous apprenons par d’autres l’existence de gags que nous n’avions pas vus, parce que nous n’avions pas fait le rapport entre différents éléments…La pellicule, elle, a tout enregistrée car Tati utilise dans Playtime un format très précis qu’il fait faire et qui est proche du 70mm. Ses films nous rendent sensibles à ces petits événements que nous pouvons retrouver dans la vie si nous ne perdons pas le regard. Même parmi les gags qui sont les plus visibles, ceux qu’on ne peut pas rater, il y en a encore qui sont en fait des mises en relief de petits riens. Presque de l’ordre du tropisme… Comme dans ce passage de Playtime où l’action se situe dans la rue – Hulot cherche quelqu’un – et que, changement de point de vue, nous nous retrouvons à l’étage d’un immeuble en face où se tient une réunion : un homme qui marche lit à haute voix son exposé : « …sur le marché. Ainsi, au cours du jour nos réserves étant converties en valeurs or… ». Tout en disant ces mots il remarque Hulot, et nous le voyons (le conférencier) cette fois ci de l’extérieur (d’ une autre fenêtre d’un autre immeuble ?) s’éloigner lentement de la fenêtre tandis qu’en bas de l’image Hulot tourne au coin. La caméra retourne dans la rue avec Hulot qui entre quelque part… Voilà, Tati vient de nous montrer un conférencier qui d’une fenêtre a remarqué un instant l’étrange M. Hulot, sans que ça ait occasionné chez lui d’expression particulière. Qu’en a-t-il pensé ? Aucun moyen de le savoir… Tati souligne ce qui pour le conférencier n’est vraisemblablement qu’une observation oubliée… Je disais que l’action se déroulait dans la rue, mais où se passe-t-elle finalement ? Cela dépend du point de vue, d’où on regarde, mais aussi de ce que l’on considère comme une action. Si l’on est sensible à l’infinitésimal, l’action est partout. Dans Playtime, l’action semble se situer partout à la fois, pour peu que Tati regarde à droite ou de travers…plus généralement de travers.

Regarder de travers ?

On peut lire dans le livre de Michel Chion que « selon Tati, l’histoire de Playtime se résume à ceci : des lignes sont indiquées par terre, implicitement, par la géométrie du décor moderne, et les personnages qui d’abord les respectent apprennent peu à peu à avancer en biais » Tati, comme Hulot (qui fait constamment des zigzags) ne nous propose (impose) pas de « flèches » dans ses films. Des flèches que l’on serait sensé suivre sagement. Tati : « je lui donne une image [au spectateur], vous comprenez, je ne lui mets pas les points sur les i et j’aime bien qu’il cherche lui-même… » Au contraire, il nous place, il place sa caméra du point de vue où tout se défait. Et nous voyons le décor, son envers et peut-être même le public comme dans Parade. Tati nous aide à voir autrement, à ôter l’uniforme de l’oeil (Je crois que c’est Kafka qui disait que le cinéma mettait un uniforme à l’oeil) .

Capture d’écran de Trafic, de Jacques Tati en 1971.

Pour cela il faut commencer par changer l’angle de vue, se placer dans un coin, entre les choses… entre les élèves et le professeur : « De face, en classe, on voit un professeur très correct, cravate bien faite…et quand on est pas très bon élève, ce qui était mon cas, on se retrouve « au coin« , et dans le coin on voit le professeur…on voit si vous voulez le profil du professeur. Et ce qu’un bon élève ne voit pas de face, un mauvais élève dans le coin voit que le professeur se gratte facilement les genoux, a des petits bonbons de réserve vous comprenez… et c’est là je crois que j’ai commencé à observer, en étant pas très bon élève. » (Tati parle à la télévision)

Quand on se met à regarder d’ailleurs, il est alors plus facile de regarder ailleurs : on ne voit plus la tour Eiffel mais son reflet (que de reflets dans Playtime !). Regarder autrement : par exemple par l’anamorphose, comme dans certaines de mes photos. L’anamorphose concerne directement le point de vue. « Je crois que Playtime n’est pas fait exactement pour un écran, c’est fait pour l’oeil. » dit Tati. Il y a beaucoup d’anamorphoses dans le cinéma de Tati . Il y a par exemple cette scène où du point de vue de la caméra on ne voit plus un cuisinier mais Napoléon.

Comme dit Michel Chion à propos d’autres idées de Tati, cela donne des alternatives à la réalité. Une autre vision des choses est possible. Et changer sa vision, c’est forcément être amené à changer plus ou moins tous ses comportements, nous allons pouvoir marcher en courbes. Nous allons aussi pouvoir nous remettre à parler, mais différemment.

Oui, je n’ai pas précisé jusqu’ici que Tati avait réduit les dialogues autant que possible. Pour ne pas gêner le regard. « …si vous faites[…]dans ces films à prétention amusante, des effets visuels, à ce moment là le dialogue vient gêner l’action ». Les quelques bribes de conversations que nous entendons sont généralement d’une étonnante insignifiance, c’est du « parler pour ne rien dire ». Tati s’intéresse plutôt à une sorte de « sous-conversation » (l’expression est de Nathalie Sarraute), une sous-conversation qui n’est pas comme on s’y attendrait à l’intérieur (les mouvements de l’inconscient…) mais cette fois à l’extérieur, visuelle. Et cela suffit déjà à provoquer le rire et l’angoisse. A la façon du lapsus, nous ne maîtrisons pas grand chose de notre apparence, tout transparaît plus ou moins dans nos gestes et postures pour celui qui sait voir, c’est à dire pour le spectateur de Tati, à qui il prête son regard.

J’écrivais qu’après le film nous pouvions nous remettre à parler, mais mieux. C’est en tout cas le but visé : « Je suis content si un fils demande quelque chose à son père en voyant mes films. » (cette citation et la suivante sont faites par Michel Chion) . Il faut revenir aux mots. En cela Tati rejoint Godard pour qui il est essentiel d’avoir vu (vu, écouté, avoir fait l’expérience de…) ce dont on parle. Tati dit exactement : « Ce que j’aimerais, c’est que les gens se parlent en se montrant les choses. »

Un plan non monté de Mon oncle de J. Tati, 1958.

[…]

A propos d’images récentes

Si l’on cherche bien, il est bien sûr possible de trouver quelques images que l’on pourrait dire d’ « interpellants  » dans l’art du début du siècle ou plus ancien. Mais ces images s’approchent souvent approximativement de la notion d’interpellant et sont généralement tellement en marges des pratiques de leurs auteurs qu’il ne me semble pas indispensable d’en parler ici. Il n’est pas certain que ce morceau de bois (plus récent que ce que j’ai dit…) ait été un interpellant avant que Picasso ne le peigne pour ressembler à un cigare… et nous n’aurions pas accès à cette « installation » si Brassaï n’avait pas eu l’idée de la photographier. Quant à cette photographie de Cartier-Bresson, elle a peu à voir avec le reste de sa production (si ce n’est le style!)

Photo de Brassaï et photo de Cartier-Bresson, 1965.

Je ne m’étonne pas beaucoup d’avoir trouvé tant de matière pour la notion d’interpellant dans le cinéma (Tati, Hitchcock, Godard…). L’outil caméra enregistrant beaucoup plus que ce qu’on y a mis.

Dans le champ des « arts plastiques », j’ai trouvé peu d’images qui me semblent concerner précisément la notion d’interpellant. Mais elles sont toutes récentes (à partir des années 80), ce qui incite à penser qu’elles participent de préoccupations contemporaines de l’art. Le fait que ces images soient récentes me pose certaines difficultés d’écriture pour ce mémoire : il y a encore très peu d’écrits, à ma connaissance, à leur propos. Je n’ai (disons presque) pas pu me référer à des textes critiques (ou non critiques) pour aborder les travaux (peu visibles) de Joachim Mogarra, Gabriel Orozco, Didier Courbot, Yves Trémorin, Paul Pouvreau…

Les travaux de ces artistes ont peut-être en commun un certain intérêt à travailler sur un matériau très disponible, très vaste et accessible à tous (la vie, la rue, un pot de yaourt… les matériaux de « l’homme du commun à l’ouvrage » pour citer Dubuffet), parfois « banal« , souvent tiré du « quotidien« . C’est en tout cas sous ces deux rubriques, le banal et le quotidien, que l’on range certains d’entre eux, à l’occasion d’articles etc. Il me semble assez clair que dans leur cas il vaut mieux parler en général de « transfiguration du banal » […]

Didier Courbot, détail de Perfect days, 1999.

C’est pourquoi je ne comprends pas Dominique Baqué et Paul Ardenne quand ils regroupent des artistes ( dont quelques-uns parmi ceux que j’évoque, Mogarra par exemple) sous le thème du banal en insistant bien sur l’idée qu’il ne s’agit plus de transfiguration, que « le banal reste banal », que leurs photographies sont « terriblement anodines »…( je cite ici Dominique Baqué. Je n’ai pas noté les phrases de Paul Ardenne, dans son livre Art, l’âge contemporain-Une histoire des arts plastiques à la fin du 20ème siècle où il y a un court chapitre sur la question). Dominique Baqué (extraits): « On assiste en effet depuis quelques années au déploiement d’une photographie délibérément anti-héroïque[…] Cet art du banal n’est pas, loin s’en faut, exclusivement photographique. Il dessine au contraire, comme le rappelle Paul Ardenne, un fil conducteur à l’intérieur des pratiques contemporaines[…] S’ancrer dans la quotidienneté la plus automatisée, la plus usée, sans pour autant prétendre la sublimer. Car que l’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit point ici de rédimer le banal, ni de le « transfigurer« […] Ce dont il est tout au contraire question, c’est de livrer le banal tel qu’en lui-même, dans son pur être-là, à un regard qui ne le fera nullement échapper à sa banalité, et que l’on peut imaginer lui-même peu attentif, distrait. Presque ennuyé… Le banal reste banal« . Une banale patate, sculptée par Mogarra en « Mosquée des Dogons »  reste-t-elle vraiment banale ? Je ne comprends pas… (Baqué cite dans une énumération « les paysages miniaturisés de Joachim Mogarra »…)

Il me semble au contraire que c’est justement un cas de « transfiguration ». La photographie de Didier Courbot (qui date de l’année dernière et dont un détail est reproduit à la page précédente. Baqué ne cite pas Courbot), où on le voit arroser une « banale » plante qui pousse entre les pavés (entre les choses ?) ne me semble pas banale. Dans tout les cas pour ma part, et pour mon travail, je préfère me souvenir de la phrase de Giacometti : « L’aventure, la grande aventure, c’est de voir surgir quelque chose d’inconnu, chaque jour, dans le même visage. Ça vaut tous les voyages du monde. » (cité par Charles Juliet)

Mais je ne m’étend pas davantage sur ce point. Je ne connais d’ailleurs que très peu les artistes concernés. Et je n’utilise dans ce mémoire que quelques-unes des photos de certains d’entre eux, et uniquement en fonction des rapports que je leur trouve avec un aspect de ma recherche personnelle, à savoir la notion d’interpellant. Mais surtout, les thèmes « quotidien » et « banal », lieux communs plus ou moins fourre-tout, sont loin d’être appropriés, de suffire pour cerner la spécificité de mon propos.

Yves Trémorin, N°19, 1993.

Au contraire, ces thèmes sont parfaits pour y semer la confusion. Je crois plutôt que ce qui intéresse cette maîtrise et peut-être aussi les artistes que je cite, c’est cette exploration des « à côté » de la peinture… Des choses qui pourraient être considérées comme relevant de l’art et qui en général n’ont pas encore été « vues ». « À côté » de son oeuvre, Duchamp a fixé un sapin de Noël à l’envers, comme je l’ai déjà raconté… […] « À côté » de la peinture il y a le dessin d’enfant que Picasso (entre autres) nous à appris à voir… Pour Jean Dubuffet, à côté de la peinture il y avait la peinture des fous et celle de « l’homme du commun à l’ouvrage »… « À côté » de la peinture, à côté de l’art, il y a tout ce qui se passe sur la palette (c’est à dire le tâchisme, l’expressionnisme abstrait, l’impressionnisme…) Pour Joachim Mogarra, à côté de Spiral Jetty, il y a une épluchure de pomme. À côté de la peinture il y a le quotidien ? C’est à ce genre d’idées qu’il faut rattacher le fait que je termine mon carnet de dessins par des dessins de marges (à côté des « vrais dessins »…), des dessins qui rappellent ceux que certaines personnes font en téléphonant. Les « dessins de marges » sont d’ailleurs peut-être ce qu’il est possible de faire de plus proche de la notion d’interpellant en dessin.

« A côté » des installations, il y a peut-être parfois des interpellants, des presque-rien qui sont comme des embryons d’installations…J’ai reproduit sur la page précédente une photographie d’Yves Trémorin. Il semble qu’un presque-rien soit le sujet de cette photo : Cette fourchette, dont une seule dent passe légèrement de l’autre côté de la grille.


Alfred Hitchcock

Capture d’écran de Vertigo d’Alfred Hitchcock, 1958.

Il y a un passage des Histoire(s) du cinéma de Godard qui a attiré mon attention sur un aspect de l’oeuvre de Alfred Hitchcock. Dans ce passage (tome 4, à partir de la page 78 dans la version livre), Godard qualifie Hitchcock de « plus grand créateur de formes du vingtième siècle » et pour le montrer, il ne nous montre des films de Hitchcock que des détails… Voilà qui est très étonnant : le talent du maître du suspense démontré par des images apparemment banales, sans histoires, détachées des histoires policières qui les ont suscitées ! Il n’est donc même plus question de suspense. Parmi ces détails filmés, citons un verre de lait, une coiffure, une clef risquant de tomber dans une bouche d’égout, un rétroviseur, des verres de lunettes… Bien souvent, ce sont il me semble des images d’interpellants.

On pourrait m’objecter que non, ce ne sont pas des « presque-rien » car ces détails appartiennent à des histoires, des intrigues qui en déterminent le sens, ces « détails » ont un rôle bien précis à jouer… Mais non, il n’y a qu’à voir les images, « elles parlent d’elles – mêmes » (et pas de l’histoire autour…) et Godard y insiste beaucoup, on a oublié l’histoire qui amène ces détails (que j’appelle pour une part d’entre eux des interpellants) : « On a oublié pourquoi Joan Fontaine se penche au bord de la falaise et qu’est-ce que Joel Mc Crea s’en allait faire en Hollande on a oublié à propos de quoi Montgomery Clift garde un silence éternel et pourquoi Janet Leigh s’arrête au Bates Motel et pourquoi Teresa Wright est encore amoureuse de l’oncle Charlie on a oublié de quoi Henri Fonda n’est pas entièrement coupable et pourquoi exactement le gouvernement engage Ingrid Bergman mais on se souvient d’un sac à main mais on se souvient d’un autocar dans le désert mais, on se souvient d’un verre de lait des ailes d’un moulin d’une brosse à cheveux mais on se souvient d’une rangée de bouteilles d’une paire de lunettes d’une partition de musique d’un trousseau de clés parce qu’avec eux et à travers eux Alfred Hitchcock réussit là où échouèrent Alexandre, Jules César Napoléon prendre le contrôle de l’univers »

Un peu plus loin, Godard ajoute, en comparant deux objets anodins (une pomme et un briquet) : « peut-être que dix mille personnes n’ont pas oublié la pomme de Cézanne mais c’est un milliard de spectateurs qui se souviendront du briquet de l’inconnu du Nord Express ».

Cette coiffure (reproduite ci-dessus) fonctionne très bien en tant qu’interpellant si on oublie l’histoire qui l’accompagne. D’ailleurs l’histoire peut très bien passer au second plan dans l’élaboration même du film. Il faut lire dans les entretiens entre Truffaut et Hitchcock, ces passages où pour résoudre des problèmes que l’on imagine secondaires, ils dérangent toute l’histoire (hésitent à faire mourir tel ou tel personnage…) comme si de rien était… Le « MacGuffin » en est un bon exemple. Qu’est-ce que le MacGuffin ? C’est par ce terme que Hitchcock désigne l’objet qui est au coeur de l’intrigue, qui motive tous les personnages, qui est la raison de leurs crimes, de leurs fuites…C’est par exemple un secret d’Etat. Mais Hitchcock dit clairement, et il le rappelle souvent à ses collaborateurs : le MacGuffin n’a pas d’importance. Hitchcock : « Dans mon travail, j’ai toujours pensé que les « papiers », ou les « documents », ou les « secrets » de construction de la forteresse doivent être extrêmement importants pour les personnages du film mais sans aucune importance pour moi, le narrateur. » Il dit aussi : « la chose importante que j’ai apprise au cours des années, c’est que le MacGuffin n’est rien. J’en ai la conviction, mais je sais par expérience qu’il est très difficile d’en persuader les autres. »

Image de Hitchcock apparaissant dans les Histoire(s) du cinéma de J.-L. Godard, 1998.

Je pense qu’un interpellant peut même être le point de départ d’un film de Hitchcock. Les entretiens avec Truffaut nous apprennent que le point de départ d’un des films de Hitchcock (lequel ?…) était simplement une image de moulin : Hitchcock avait imaginé des moulins dont les ailes tournaient et l’un de ces moulins se distinguait par ses ailes qui tournaient dans le sens inverse de la direction du vent…pour envoyer des messages secrets à un avion ! Mais puisque le MacGuffin n’est rien et que, comme y insiste Godard, « on a oublié » l’intrigue, oublions vite cette histoire de messages secrets et regardons ce qui reste : l’image d’un moulin dont les ailes tournent à l’envers. Est-ce une image d’interpellant ? (Godard, dans le texte cité plus haut ne se souvient que  » des ailes d’un moulin « …)

Une deuxième scène a servi de point de départ au même film : « Oui, nous sommes partis de cette scène des moulins, et aussi de l’assassin qui se faufile parmi les parapluies… » Cette fois, oublions l’histoire de l’assassin : quelqu’un se faufile parmi les parapluies… Hitchcock aurait voulu aussi tourner cette autre scène s’il avait pu tourner en couleurs (la couleur rouge est essentielle dans cette scène…) : c’est un meurtre dans un champ de tulipes. La caméra se rapproche des tulipes, les pieds qui se débattent sortent du cadre, on se rapproche d’une tulipe jusqu’à ce qu’un pétale remplisse tout l’écran et « vlan… une goutte de sang rouge tombe sur le pétale. C’est la fin du meurtre ! ». Oublions le meurtre (j’en demande peut-être beaucoup…) qui aurait très bien pu être filmé en noir et blanc : une goutte de sang tombe sur un pétale de tulipe… Hitchcock dit que c’est une idée dont il « rêve depuis longtemps », il cherche à la caser, il n’a pas encore le film en couleurs qui va avec…

Hitchcock a encore une autre idée visuelle qu’il aimerait « caser » quelque part : deux personnes sont à l’arrière d’une camionnette qui roule dans la nuit. Nous les voyons par les deux fenêtres arrières qui se mettent à ressembler à deux yeux qui bougent (en fonction des bosses de la route qui font bouger ensemble les deux personnages…). Pour nous donner une idée du résultat, regardons la dernière image de ma partie sur Jacques Tati, qui a eu la même idée d’anamorphose. Jusqu’où faut-il tirer des conclusions de cette coïncidence ? Pas loin. Disons seulement que Tati comme Hitchcock ont des idées visuelles fortes et ambiguës complètement indépendantes de leurs films et de leurs histoires (Dans le cas de Hitchcock elles peuvent être le point de départ d’un film et dans le cas de Tati quasiment la matière même des films…)

Ce n’est peut-être pas encore très clair. On doute peut-être encore de l’existence d’un lien solide entre ces « visions » de Hitchcock et la notion d’interpellant… Mais voici encore une dernière observation qui n’a pas échappée au regard de Truffaut : « Le personnage du procureur […] est très intéressant. Lorsqu’on le voit pour la première fois, il joue à équilibrer une fourchette et un couteau sur un verre. La seconde fois, il est couché par terre et tient en équilibre un verre d’eau sur son front. » Etre à table et jouer avec les objets, manier distraitement quelque chose, être en équilibre sur les deux pieds de sa chaise, aligner les miettes de pain: dans ce genre de petites actions, les plus involontaires d’entre elles sont des interpellants, c’est à dire comme je l’ai déjà écrit, « des supports pour la pensée ». J’ai aussi déjà écrit que le sens d’un interpellant était indéterminé (les tropismes sont inconnus). Mais ce sens n’est pas indéterminable (les tropismes ne sont pas inconnaissables). On peut bien sûr parfois trouver des interprétations. Curieusement, j’ai une photographie qui ressemble au jeu du procureur de Hitchcock : deux cuillères tiennent debout, dos à dos, au dessus du vide entre les deux tables, entre les deux soucoupes, et l’addition est glissée au milieu dans un équilibre fragile. Le dialogue est une forme d’interprétation de cet « interpellant aidé » : « Qui paye ? » Il y a conflit, équilibre fragile entre deux personnes… Mon installation légère était peut-être le support de cette pensée. Quant à l’installation du procureur, quelle pensée supporte-t-elle ? Truffaut l’interprète ainsi : « Les deux détails que je vous ai cités étant liés tous les deux à une idée d’équilibre, j’ai pensé que vous les aviez choisis pour montrer que, chez ce personnage, la justice n’est qu’un jeu de salon, un jeu mondain. » Et Hitchcock le confirme. Mais Godard ajouterait peut-être qu’ « on a oublié » que l’homme était un procureur… et qu’« on se souvient d’un verre de lait, des ailes d’un moulin »…On se souvient des interpellants ?

Voilà en tout cas ce qui m’autorise à penser que la notion d’interpellant trouve un terrain très favorable dans l’œuvre du « maître du suspense ». Les films d’Hitchcock nous permettent de penser le « presque rien » dans un contexte qui semble de prime abord lui être hostile : celui des films policiers et à succès planétaire… Mais ne croyons pas pour autant que ces fines observations y deviennent beaucoup plus « lisibles ». Après avoir décrit à Truffaut une autre de ses trouvailles où interviennent des bulles de champagne, Hitchcock commente : « …on était très forts pour les petites idées visuelles, quelquefois si fines que les gens ne les remarquaient pas. »


Gabriel Orozco.

Gabriel Orozco a presque quarante ans et il est originaire du Mexique. C’est l’artiste chez lequel j’ai trouvé le plus d’œuvres très proches de ce que l’on peut appeler des photos d’interpellants. Bien sûr, il y a un risque de faire des contre-sens complets à force de toujours projeter les grilles de lecture de ce mémoire (mais rien ne dit que je continuerai à les utiliser au-delà de ce mémoire). Cependant, c’est bien dans le cadre de la problématique de cette maîtrise que je vais aborder les travaux de Gabriel Orozco. Je laisserai de côté ce qui ne me semble pas concerner ce mémoire au risque de donner une vision trop parcellaire, voire faussée de ses travaux.

Gabriel Orozco, From Roof to Roof,1993.

Les interpellants que je trouve chez Orozco sont presque toujours assez clairement « aidés ». Sauf sans doute cette photo (et puis une autre que nous verrons plus loin) où je vois un « interpellant social  » : ce sont les ronds dans l’eau lisse comme un miroir.

Orozco prend lui-même ses photographies qui bien souvent sont improvisées d’après une rencontre, une observation imprévue. Gabriel Orozco pratique le type d’installations que j’ai défini plus haut et dont j’ai montré les qualités spécifiques, ce sont des installations dans le cadre de photographies. Ce type d’installations est particulièrement adapté pour ce type de recherche qui travaille avec la rencontre, l’occasion (« La manière et l’occasion » est le titre du premier tome de « Le je-ne-sais-quoi et le presque rien » de Jankélévitch). Autres points communs avec ma pratique de maîtrise, les interventions (retenues ici) de Orozco sont la plupart du temps très légères et n’utilisent que des matériaux simples qu’il trouve généralement sur place.

Dans cette photographie par exemple (excusez la pliure en plein milieu qui vient de la mise en page d’Art press), Orozco n’a utilisé que son vélo. Je me souviens avoir lu la petite histoire de cette photo : Gabriel Orozco était je crois en Chine et il venait de pleuvoir. Les vélo-cyclistes dessinaient dans les rues de longues lignes parallèles en traversant les nombreuses flaques d’eau. Ces lignes parallèles étaient peut-être bien des « interpellants sociaux »… A partir de cette observation, Orozco a eu l’idée de tourner en rond entre deux flaques d’eau, créant ainsi ce que l’on pourrait appeler un « interpellant aidé ».

Dans cette autre photographie, Gabriel Orozco a simplement disposé des citrons sur les tables d’un marché désert. Un seul citron bien jaune aurait pu sembler avoir été oublié et aurait pu fonctionner comme interpellant incertain. Le fait d’en mettre un sur chaque table me paraît être une forme « d’aide à la visibilité » (« interpellant aidé ») que je pourrai rapprocher des chewing-gums neufs qui « aidaient » à voir les chewing-gums écrasés du paysage dans mon installation reproduite plus haut [ici].

Photo de droite de Gabriel Orozco, Pinched ball, 1993.

Ce vieux ballon dégonflé, creusé et rempli d’eau est à mes yeux un exemple parfait d’interpellant social, tel quel, sans « aide ». Ni un cliché (au sens de carte postale), ni une observation fragile purement subjective, cette observation habite exactement le lieu théorique « interpellant social ». Quoiqu’en penserait Gabriel Orozco, je ne résiste pas au désir de risquer le rapprochement avec ma photo.

Nous les avons donc sous les yeux (« Ce que j’aimerais, c’est que les gens se parlent en se montrant les choses. » disait tout à l’heure Jacques Tati…), nous pouvons comparer. Il y a de l’écho dans l’air : les deux photos sont cadrées exactement pareil (les distances entre les « sujets » et les bords des cadres sont sensiblement les mêmes). […] Les deux photos sont visiblement le fruit d’une occasion, d’un concours de circonstances : une vaisselle, une cuillère…et pour Orozco une promenade peut-être, un vieux ballon, une pluie récente… Dans les deux cas, le sujet est normalement vite ignoré (il ne fait pas l’objet de photographies) et l’intérêt vient d’une nouvelle manière de le considérer. […] Orozco travaille souvent avec la lumière (les reflets, les transparences), l’eau, l’alimentation et la plupart du temps avec un certain ludisme. Ce sont des points communs avec nombre de mes photos. Nous partageons visiblement aussi un goût pour des compositions simples, voire « pauvres »… L’arte povera n’est sans doute pas si loin (Giovanni Anselmo, qui est rangé sous cette étiquette, a travaillé sur l’inframince) […]

Je voudrais terminer ce passage où je rapproche les travaux d’Orozco de la notion d’interpellant par l’évocation d’un dernier travail d’Orozco. Il aurait fallu le reproduire ici mais je n’ai pas pu m’en procurer une reproduction. Il s’agit simplement d’une photographie couleur où l’on voit un détail de piano noir sur lequel on distingue, avec la lumière, la trace légère d’un souffle, « une fine buée »… La photo s’intitule d’après mon souvenir : Breath on a piano. Elle confirme à mes yeux l’existence de ce champ que j’étudie, travaillé parfois épisodiquement par certains artistes… Souvenons-nous que pour Duchamp les buées sont inframinces, souvenons-nous aussi des derniers mots d’Entre la vie et la mort de Nathalie Sarraute cités plus haut.


Les cordes

[…] C’est avec la corde que j’ai abordé l’installation à l’extérieur, le « land art ». Il y avait même au départ l’idée de faire des « gammes d’installation« , comme font certains musiciens, certains écrivains qui écrivent un peu chaque jour, comme les sportifs avec leur entraînement quotidien, comme certains peintres pour ne pas « perdre la main »…Il y a beaucoup d’artistes installateurs qui ont une pratique qui leur impose un rythme – une installation par mois ou par an par exemple – qui n’est peut-être pas lent en soi, mais qui ressemble à une « perte de la main » si on le compare au rythme du dessinateur-peintre qui a souvent un contact journalier avec ses outils… Je cherchais avec les cordes une pratique de l’installation qui soit aussi souple que la pratique du dessin dans un carnet de croquis. […]

Prétexte pour s’arrêter quelque part ?

Je disais en commençant que la corde était un prétexte pour s’arrêter quelque part. Nous ne sommes en effet pas toujours libres de nous arrêter où nous voulons. Toutes sortes de conventions sociales organisent généralement les espaces en lieux de circulation et en lieux d’arrêt. Ces lieux supposent bien souvent des attitudes normales : on s’assied sur un banc, pas au pied d’un banc… On n’est pas sensé s’arrêter dans un lieu de circulation. Il y a même des lois très explicites là-dessus. Même si l’endroit est désert, il n’est pas « normal » de s’arrêter dans un lieu de circulation, ou alors à certaines conditions : faire ses lacets, sortir un plan du quartier, attendre quelqu’un (encore qu’il y a des lieux pour attendre), promener son chien est une technique très répandue aussi, assez efficace pour justifier des haltes imprévues et originales (mais je n’ai pas de chien). Alors quand ces arrêts hors normes se produisent, profitons en bien, nous accédons à des points de vue inhabituels, rares. Peut-être dans un lieu très familier mais que nous ne voyons jamais sous cet aspect. Peut-être dans un lieu inconnu mais dont les parcours normés, les attitudes normales nous empêchent d’éprouver l’originalité… Être immobile là où on passe toujours très vite est déjà dépaysant. Voir d’en bas ou d’en haut, voir de face ce que l’on ne voit que de biais… Tout cela n’a l’air de rien. Les cordes sont presque toujours l’occasion de faire ça, s’arrêter dans un lieu où il y a pour moi quelque chose à voir. Et ce lieu n’appartient pas (disons moins que d’autres, à mes yeux) aux lieux « classés », aménagés exprès. Cela ne se voit pas forcément sur la photo mais on pourrait dire que je prends parfois le lieu « à rebrousse-poils »… Je préfère généralement des lieux où je serai seul mais si par hasard des gens passent par là (eux n’ont pas de prétexte pour s’arrêter), ils ne manqueront pas de se retourner pour comprendre ce « presque rien » qu’ils viennent de croiser et qui ne tombe pas juste, qui fait un effet atonal, un effet de contre-temps, un décalage léger qui les interpelle…Deux policiers « m’interpellent » : « Qu’est-ce que c’est que ça? » me demandent-ils en me montrant une corde en cours (en cavale ?…), « C’est un instrument de travail », je réponds… Cela n’apparaît peut-être pas ensuite mais il est évident qu’il y a des « à côté » de l’installation qui comptent…Deux minutes avant l’installation où je mets en rapport des chewing-gums écrasés dans le paysage avec des chewing-gums neufs, il y avait eu ce dialogue : « …J’aurai besoin de quinze…non seize chewing gums roses s’il vous plaît. – Vous les voulez à la fraise ou à la framboise ? – Quel est le rose le plus clair ?… ». On peut dire dans une certaine mesure que les installations sont des prétextes pour avoir ces comportements « déviants », pour justifier le fait d’aller « au coin » tout seul, comme dans l’anecdote (citée plus haut) que rapporte Tati pour expliquer comment il a commencé à observer (en étant au coin à l’école). Aller « au coin », voilà une autre occasion (un autre prétexte ?) d’observer depuis un point de vue différent, un « entre-lieux » ? […]

La corde et l’interpellant.

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Il est exceptionnel qu’une corde soit pensée à l’avance, en dehors du site où je la photographie. C’est à peu près toujours l’inverse : je fais une corde « à l’occasion » de quelque chose. Ce quelque chose n’est souvent pas très visible pour le seul appareil photo et la corde a donc dans ce cas le rôle de le révéler, de le montrer. Parfois cela se passe même d’une façon vraiment très simple : la corde est comme une flèche ou un index tendu vers ce que je propose de regarder. Mais la corde n’est pas forcément un tel panneau de signalisation, elle a tant d’usages différents en tant qu’objet qu’elle est donc finalement assez neutre quant à sa signification. Elle ne signifie pas grand chose d’autre que l’ « utilité », le « lien » (significations qui m’arrangent puisque je ne montre jamais une corde pour elle-même) … Cette relative neutralité de la corde permet d’approcher « en silence » quelque chose (un interpellant) qui ne supporterait pas de côtoyer un discours trop « bruyant ».

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La corde mesure dix mètres. C’est un choix pour m’orienter vers des sujets de grande taille, là où il serait plus facile, en matière d’interpellants, d’observer le petit.

Les « à côté » de la corde.

La corde n’a été indispensable qu’au début, pour aborder l’installation par le dessin. Aujourd’hui, je ne l’utilise presque plus. Je fais avec ce qu’il y a sous la main. Le caractère de « rencontre » qu’il y a dans mes installations est donc accentué puisque « l’occasion » n’est plus préparée par la corde… Mes outils eux-mêmes (mis à part l’appareil photo) font partie de cette rencontre, ne sont pas prévus… A la limite, il faudrait parler de la « patafix ». C’est finalement l’outil que j’utilise le plus après l’appareil photo. J’ai découvert la patafix, cette gomme élastique collante, en travaillant aux cordes. Je cherchais quelque chose qui puisse faire décoller un peu la corde du sol, qui la sorte du plan horizontal pour aborder pleinement l’espace en trois dimensions, sans avoir à faire de noeuds ou à planter des clous… Aujourd’hui, la patafix me sert à positionner des objets le temps d’une photo (elle s’enlève ensuite sans laisser de traces). Pour tout un chacun, la patafix n’est à peu près rien mais pour moi c’est un outil d’une grande souplesse qui multiplie les potentialités des autres objets…

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VOIR

Corde installée à l’extrémité d’ombres et au ras du sol, 1998

Frédéric de Manassein, extraits d’un mémoire d’arts plastiques intitulé « Voir : les interpellants », soutenu en 2000.

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