« Les punctums (Roland Barthes) des tropismes (Nathalie Sarraute) ont un je-ne-sais-quoi (Vladimir Jankelevitch) d’inframince (Marcel Duchamp) qui m’interpelle. »

Quand le regard passe d’une chose à une autre, cela se passe souvent dans un clignement des yeux, c’est-à-dire dans le noir… Mais pensif, le regard que l’on dit « vague » peut s’arrêter entre les choses. Nous fixons un détail sans même le remarquer. Il est comme un support pour nos pensées, entretenant avec elles un rapport peut-être lointain mais juste. Il arrive aussi que nous ayons clairement conscience qu’un je-ne-sais-quoi retient notre attention sans que l’on sache pourquoi. Difficilement interprétable, c’est comme un signe à l’état naissant, sans signification précise qui nous « interpelle » (qui frappe à la porte de notre conscience et tarde à entrer).

J’ai proposé la notion d’ interpellant dans un mémoire de Maîtrise d’arts plastiques (soutenu en 2000) pour aborder ce type d’observations qui commençait de nourrir mes images à la fin des années 90 (notamment à partir de 1997 avec la série d’installations éphémères des cordes). Avec une faute involontaire à l’époque, un « l » en moins, « interpelant » et en prononçant comme le verbe « peler »… Si peler est le minimum de la coupe, inter-peler devient inframince, un presque rien. A priori très subjectifs, je me suis aperçu qu’il y avait pourtant des interpellants collectifs, ce sont alors des observations « communes » qui ne sont pourtant pas partagées, très loin encore de devenir des stéréotypes. Les interpellants étant par essence discrets et fragiles, le seul fait de les montrer tend à les faire se volatiliser en tant que tels. Des recherches artistiques s’attellent à cette délicatesse.

Repérage d’un champ

Un certain nombre d’artistes et de notions séparés m’ont paru former, vus sous cet angle, ce que l’on appelle un champ de recherche. Pour ce qui est des notions je résumais : « Les punctums (Roland Barthes) des tropismes (Nathalie Sarraute) ont un je-ne-sais-quoi (Vladimir Jankelevitch) d’inframince (Marcel Duchamp) qui m’interpelle ». À chaque fois un néologisme… Du coté des œuvres, je trouvais des cas d’interpellants dans les films d’Alfred Hitchcock, ceux de Jacques Tati, chez les artistes Joachim Mogarra, Paul Pouvreau, Didier Courbot et surtout de façon très systématique dans le travail de Gabriel Orozco.

Au-delà d’un réseau de références personnelles, la convergence de ces œuvres et notions (le fait qu’elles s’énoncent toutes par des néologismes est à cet égard significatif) me semblait indiquer un jeune champ de recherches qui n’avait peut-être pas encore été désigné en tant que tel (et que les catégories plus habituelles de « banal » et de « quotidien » ne suffisaient pas à désigner). La mise en évidence de ce champ pourrait être le geste le plus singulier -s’il y en a- de ce mémoire.

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inframince punctum tropismes je-ne-sais-quoi interpellant

Bien d’autres œuvres me semblent aujourd’hui participer de ce champ de recherche : par exemple certaines de André Kertész (1894-1985.  Une première véritable rétrospective n’est organisée à Paris qu’en 2010), Jean-Luc Moulène, Francis Alÿs, Mona Hatoum, Oscar Muñoz, Franck scurti, le livre de Thierry Davila De l’inframince. Brève histoire de l’imperceptible de Marcel Duchamp à nos jours paru en 2010 (pour les questions de l’imperceptible, de la ténuité et de la nuance. Voir Jiri Kovanda) et la thèse d’un des premiers lecteurs de mon mémoire et ami Quentin Jouret, L’art de la discrétion (l’infranuance et le petit usage), 2015.

De larges extraits de mon mémoire sont consultables ici : Voir : les interpelants (et la pensée 1+2 avec et par images), 1998-2000.

Un interpellant reste souvent à l’origine de mes images. C’est le cas par exemple pour ces photos réalisées entre 1998 et aujourd’hui (clic pour agrandir).

Détail, 1998.

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Interpellant collectif (des observations communes  qui ne sont pas mises en commun), 1998.

Corde installée à l’extrémité d’ombres et au ras du sol, 1998.

Visage dans une tasse de chocolat, 1998.

Interpellants aidés, 1998-1999

Le devenir paysage du chewing-gum, 1998 ou 1999

Interpellant, 2014

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Saut de plis, 2002

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Sillons, 2003

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Plis, 2003

Cinéma, 2006

Cinéma, dessin sur nappe, 2006

Gouttes de pluie, reflets et fraise, 02-03-2007

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Reste de son, 2003

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Filet d’air à l’arrière, 2005

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Sillons, 2008

L’allongement des ombres devant une rivière dans un plan de Regarde  où tu marches, filmé en 2010

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Interpellant dans son rapport au dialogue, 2015

Texte et photos : Frédéric de Manassein

Pour continuer :

– Les interpellants sont souvent abordés à l’aide d’outils. Voir l’article outils pour la vision.
– La recherche de la « fadeur », valorisée par la pensée traditionnelle chinoise (lire François Jullien), motive particulièrement certains travaux.
– Une recherche de dessins de marges a été menée en parallèle, en 1998-2000.
– Le film Regarde où tu marches (2011) est l’une des suites de cette recherche.